Grands-mères contre grand-mères

Dans le Dictionnaire de l’Académie française, neuvième édition, à l’article grand, est livrée une explication concernant le pluriel des mots féminins composés avec grand. Cependant, l’énoncé est malheureusement erroné. Une étude plus approfondie de la question vient ici le compléter.

Sommaire

  1. I. Composés concernés
  2. II. Évolution du mot
  3. III. Trait d’union
  4. IV. Emploi adverbial
  5. V. Validité du pluriel non marqué
  6. VI. Variabilité selon les sources
  7. VII. Quelques citations
  8. VIII. Citation commentée
  9. IX. Conclusion
  10. Toilographie

I. Composés concernés

L’élément grand ne varie pas toujours en genre. Il se retrouve en effet sans marque de genre dans plusieurs composés féminins. Outre les tomponymes, il est parfois rencontré, par exemple : arrière-grand-maman, arrière-grand-mère, arrière-grand-tante, grand-chambre, grand-chère, grand-chose, grand-croix, grand-ducale, grand-faim, grand-garde, grand-guignolesque, grand-hâte, grand-honte, grand-maman, grand-maternelle, grand-mère, grand-messe, grand-parentale, grand-paternelle, grand-peine, grand-peur, grand-pitié, grand-place, grand-poste, grand-route, grand-rue, grand-salle, grand-soif, grand-tante, grand-vergue, grand-ville, grand-voile, mère-grand.

Les composés mentionnés peuvent être classés dans deux catégories distinctes. Certains se trouvent exclusivement dans des locutions. Les autres sont plus libres de construction. Parmi eux se trouvent des substantifs pour la plupart, et quelques adjectifs, dont voici la forme non-marquée : grand-angulaire, grand-ducal, grand-guignolesque, grand-maternel, grand-parental, grand-paternel. Le premier de ses adjectifs est aussi empoyé en tant que substantif.

Entre tous, grand-mère est de loin le plus fréquemment employé au pluriel. Plusieurs raisons à cela : certains mots de cette liste ne s’emploient qu’au singulier, d’autres sont vieillis, mais surtout les grands-mères font partie du vocabulaire usuel de la famille, et font, de plus, l’objet d’une fête.

II. Évolution du mot

Le mot grand provient d’un adjectif latin de la deuxième classe, dont les formes étaient communes au masculin et au féminin, seules les formes du neutre étant distinctes. Le latin disposait des formes suivantes.

singulierpluriel
nominatifgrandisgrandes
accusatifgrandemgrandes

Le m de la terminaison de l’accusatif singulier disparaissait en latin archaïque au masculin et au féminin, il cessait, en effet, d’être noté en latin classique. En latin impérial, le nominatif pluriel masculin s’alignait sur les adjectifs de la 1re classe et les substantifs de la 2e déclinaison, dont la terminaison était en i. Les i et e des terminaisons des adjectifs de la 2e classe ont disparu à la fin du VIIe ou du VIIIe siècles selon que ces terminaisons étaient ou non complétées par une consonne finale. Les s subsistants des terminaisons se trouvant ainsi accolés aux d finaux du radical ont provoqué le durcissement de ces derniers, puis leur disparition. Les d se trouvant en position finale se sont également durcis, celui du cas sujet singulier féminin a pu disparaitre par analogie avec les adjectif du 1er type, variables en genre, expliquant ainsi le doublon pour ce cas. Les formes étaient alors les suivantes en ancien français.

singulierpluriel
cas sujet granzgrant
cas régimegrantgranz
singulierpluriel
cas sujetgrant, granzgranz
cas régimegrantgranz

Cet adjectif a donc connu une déclinaison en ancien français. Puis la forme en s du cas sujet singulier féminin est disparue vers la fin du XIIIe siècle. À partir de cette période, la déclinaison est abandonnée, le s, ou z, du cas sujet singulier masculin disparaissant et le cas sujet pluriel prenant modèle sur le cas régime. L’adjectif concerné redevient ainsi invariable en genre. Or, en ancien français apparait aussi la forme grande, mais, au XVe, la forme invariable en genre reste toujours largement plus fréquente, l’autre forme étant généralisée vers le milieu du siècle suivant. Au XIVe siècle, l’écriture de la forme masculine est modifiée, passant de grant à grand, par analogie avec son féminin. La consonne finale de cette forme cesse d’être prononcée entre le XIVe et le XVe siècles. Enfin, la prononciation du s final du pluriel disparait entre le XIIIe siècle et le XVIIIe siècle.

De cette manière, ont été fixées les formes à présent usuelles, les formes variables en genre s’étant imposées premièrement en tant qu’attribut et épithète postposé. Toutefois, la forme invariable en genre s’est conservée dans certains toponymes, mots et locutions, principalement en tant qu’épithète antéposé conséquemment. Par la suite, l’invariabilité en genre résiduelle a été comprise comme une apocope. Les mots et locutions concernées ont donc été écrits avec une apostrophe, ce qui rendait grand invariable en nombre. Mais aucune apocope n’est en réalité effectuée dans ces mots. Cette graphie a d’ailleurs été critiquée par Littré. En 1932, l’Académie française a abandonné l’apostrophe au profit du trait d’union et a, par la même occasion, rendu la variabilité en nombre de grand. Cela est plus conforme à l’histoire du mot grand, mais, contrairement à la Grammaire de l’Académie française, le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa huitième édition, s’est contenté de remplacer l’apostrophe par le trait d’union, rendant ainsi grand invariable en nombre lorsqu’il était invariable en genre. Depuis, le trait d’union a été largement adopté, sans que les grammairiens et dictionnaires soient en accord sur la question de la variabilité en nombre. Néanmoins, cette dernière est de plus en plus effective.

III. Trait d’union

Dans les locutions, le trait d’union est rendu superflu par le caractère indépendant de grand. Dans à grand peine, avoir grand faim, avoir grand hâte, avoir grand honte, avoir grand peine à, avoir grand peur, avoir grand pitié, avoir grand soif, faire grand chère, pas grand chose, sa présence est en effet optionnelle. Soit avec une construction identique : avoir faim, avoir hâte, avoir honte, avoir peine à, avoir peur, avoir pitié, avoir soif, faire bonne chère. Soit à une légère modification de tournure près : avec peine (locution figée) et, au choix, (de) chose, pas (de) chose, quelque chose, peu de choses, aucune chose, nulle chose. Et la liste n’est nullement exhaustive. Des formes telles que avoir grand crainte que, avoir grand envie, avoir grand estime pour, faire grand attention, faire grand injure, par exemple, ne sauraient être considérées comme fautives, même si les formes conjuguées s’appliqueraient spontanément.

Dans les véritables mots composés, par contre, le trait d’union est indispensable : arrière-grand-maman, arrière-grand-mère, arrière-grand-tante, grand-chambre, grand-croix, grand-ducal, grand-garde, grand-guignolesque, grand-maman, grand-maternel, grand-mère, grand-messe, grand-parental, grand-paternel, grand-place, grand-route, grand-rue, grand-salle, grand-tante, grand-vergue, grand-voile, mère-grand. Dans certains d’entre eux, l’accord de grand peut aussi s’effectuer, comme pour arrière-grande-tante et grande-tante.

En dehors des locutions et des mots composés, grand peut côtoyer les mêmes éléments lorsque ces derniers sont des substantifs : une grande chambre, une grande chère, une grande chose, une grande croix, une grande faim, une grande garde, une grande hâte, une grande honte, une grande maman, une grande mère, une grande messe, une grande peine, une grande peur, une grande pitié, une grande place, une grande route, une grande rue, une grande salle, une grande soif, une grande tante, une grande vergue, une grande voile, une mère grande. Le trait d’union n’a alors aucune raison d’être, et grand s’accorde alors généralement.

Ainsi, grand-messe, grand-place, grand-route, grand-rue, grand-voile sont des mots composés. Ce qu’ils désignent se distingue par son unicité, au cours de la semaine pour le premier, sur un bateau pour le dernier, dans un bourg pour les autres. Et, parallèlement, se trouvent grande messe, grande place, grande route, grande rue, grande voile, formés d’un adjectif suivi d’un substantif. Ce qu’ils désignent est alors défini par sa taille.

IV. Emploi adverbial

Dans les locutions à grand peine, avoir grand estime pour, faire grand chère, pas grand chose, grand est employé en tant qu’adjectif. Dans les autres, du type verbe + grand + substantif, son invariabilité en genre est confortée par ce qu’il peut aussi être compris comme un adverbe. Ainsi, dans avoir grand crainte que, avoir grand envie, avoir grand faim, avoir grand hâte, avoir grand honte, avoir grand peine à, avoir grand peur, avoir grand pitié, avoir grand soif, faire grand attention, faire grand injure, il est interchangeable avec grandement et fortement, et, dans la plupart de ces exemples, avec beaucoup et très, ainsi qu’avec fort, qui s’emploie aussi invariablement en tant qu’adverbe.

La question de l’accord se pose alors pour les autres emplois adverbiaux. Les avis des grammairiens divergent encore une fois sur ce point, et les écrivains ont employé l’une ou l’autre forme. Pour cause, les formes orales leurs sont inadmissibles en cela qu’elles s’accomodent ici aisément des règles d’accord de l’adverbe tout (voir article précédent), avec toutefois une fluctuation plus importante.
Il est grand ouvert.
Elle est grande ouverte.
Ils sont grand ouverts.
Elles sont grande ouvertes.

L’invariabilité, parfois rencontrée, est justifiable, puisque grand peut être invariable en genre. Le pluriel marqué, parfois aussi rencontré, s’oppose, pour sa part, aux propriétés de l’adverbe. En outre, dans des propositions comme « des yeux grands ouverts » ou « des fenêtres grandes ouvertes », grands et grandes pourraient, respectivement, être compris, de manière stricte, comme complétant yeux et fenêtres et non ouverts et ouvertes.

Enfin, la forme du féminin pluriel grande ouvertes, ne saurait être assimilée à la forme invariable grand ouverte, puisque la prononciation diffère. En effet, la consonne finale de l’adverbe se prononce d dans le premier cas, et t dans le second.

V. Validité du pluriel non marqué

Lorsque grand complète un substantif, il a valeur d’adjectif. Son pluriel non marqué est alors problématique pour plusieurs raisons :

Lorsque grand complète un adjectif ou un adverbe, il a valeur d’adverbe. Son pluriel non marqué est alors, au contraire, très cohérent.

VI. Variabilité selon les sources

Les dictionnaires des difficultés aussi sont partagés. Seul Colin ne mentionne que « grand-mères » ; Giraudet, Grevisse, Hanse, Jouette, Thomas citent les deux (Girodet et Thomas préfèrent « grand-mères », Thomas mentionnant Larousse, qui a changé d’option depuis, et Hanse préfère « grands-mères »). La forme grands-mères est recommandée par le Grevisse.

VII. Quelques citations

À propos de grand dans les composés.

À propos de l’emploi de grand en tant qu’adverbe.

La position de Jouette est semblable à celle de Girodet, le Péchoin-Dauphin (Larousse), comme Adolphe Thomas avant lui, mentionne uniquement l’accord pour « grand ouvert ». Comme la 10e, la 13e éd. du B.U., 1993, Grevisse-Goosse, § 926, b, 4o, p. 1356, mentionne les deux usages.

VIII. Citation commentée

Voici l’extrait de la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française traitant de l’accord de grand.

« Devant un nom féminin commençant par une consonne, Grand restait invariable en ancien français. Cet usage s’est conservé dans certaines locutions et certains mots composés qu’on a écrits avec une apostrophe, comme grand’chose, grand’faim, grand’messe, grand’mère, grand’pitié, grand’route, etc. Aujourd’hui, on emploie généralement le trait d’union pour unir les deux termes, comme dans grand-chose, grand-mère, à grand-peine, grand-messe. Dans certaines locutions, l’emploi du trait d’union n’est pas systématique. On pourra écrire grand-faim ou grand faim, grand-peur ou grand peur, grand-route ou grand route, grand-rue ou grand rue, etc., sans que la langue littéraire ou archaïsante s’interdise dans ces cas l’emploi de l’apostrophe. • Dans ces noms féminins composés, Grand, ne s’accordant pas en genre, ne s’accorde pas non plus en nombre. »

La première constatation, historique, est erronée : « Devant un nom féminin commençant par une consonne, Grand restait invariable en ancien français. »

La phrase qui suit a donc peu de valeur : « Cet usage s’est conservé dans certaines locutions et certains mots composés qu’on a écrits avec une apostrophe, comme grand’chose, grand’faim, grand’messe, grand’mère, grand’pitié, grand’route, etc. »

« Aujourd’hui, on emploie généralement le trait d’union pour unir les deux termes, comme dans grand-chose, grand-mère, à grand-peine, grand-messe. »

« Dans certaines locutions, l’emploi du trait d’union n’est pas systématique. »

« On pourra écrire grand-faim ou grand faim, grand-peur ou grand peur, grand-route ou grand route, grand-rue ou grand rue, etc., sans que la langue littéraire ou archaïsante s’interdise dans ces cas l’emploi de l’apostrophe. »

La sentence finale est incohérente : « Dans ces noms féminins composés, Grand, ne s’accordant pas en genre, ne s’accorde pas non plus en nombre. »

L’apprarente logique est trompeuse. Et elle n’est peut être même qu’un prétexte à la conclusion, car la règle énoncée peut malheureusement être comprise comme découlant de ce qui précède. Or il s’agit simplement d’un énoncé normatif. Mais, raisonnement pour raisonnement, il est une citation à propos, de Jean-Antoine de Baïf, dans Les Mimes, enseignements et proverbes, 1581, premier livre, illustrant à merveille l’emploi invariable en genre de grand devant voyelle en moyen français :
Qui par petite errreur commence,
En grand erreur se trouve au bout.

IX. Conclusion

Pour les grincheux qui verraient dans cet article, outre la clôture d’un vieux débat, la perte d’une bonne occasion de mésentente avec leurs proches qui leur était offerte, il leur est conseillé de reporter leur querelle sur l’éventuel accord au pluriel de l’élément arrière de arrière-grand-mère et autres augustes membres de la famille, pouvant prendre ou non la marque du pluriel selon que l’on s’en tienne à sa qualité d’adverbe, ou selon qu’on aille lui accorder un statut d’adjectif.

Toilographie